Revue Med Orthop 1994;36:19-24
Articulation sacro-iliaque et médecine manuelle
R Maigne
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L'articulation sacro-iliaque occupe une place particulière dans les
préoccupations de nombre de praticiens de la manipulation. Certains, dans la
ligne de l'ostéopathie américaine, lui attribuent un rôle dans la plupart
des dérèglements fonctionnels du rachis, d'autres le considérant seulement
comme une fréquente cause de lombalgies.
En médecine
classique, "l'entorse ou le blocage" sacro-iliaque a été longtemps tenu pour
responsable de lombalgie et de sciatique. Une illustration de l'époque nous
montre Ambroise Paré manipulant une articulation sacro-iliaque, pour traiter
une sciatique. Goldwaith - chirurgien orthopédiste américain - publie en
1910, le premier cas de paraplégie posmanipulative après avoir traité ainsi
sous anesthésie un patient présentant une sciatique. Enfin, c'est le
diagnostic d'entorse sacro-iliaque que Ghormley avait porté au départ, sur
le célèbre cas qui lui permit de décrire le syndrome des facettes (1933).
Actuellement
la pathologie micromécanique de cette articulation n'est plus prise en
compte en médecine traditionnelle. Existe-t-elle ? Se présente-t-elle avec
une sémiologie objective et fiable ? S'il existe des "blocages" mécaniques
de cette articulation, y a-t-il des techniques manipulatives spécifiques qui
y remédient ?
J.B. Mennell
les tenait pour responsables d'un certain nombre de lombo-sciatalgies non
radiculaires, tandis que son successeur au St. Thomas Hospital, James Cyriax,
écrivait en 1976 : "J'ai cru au début de ma carrière, que les problèmes
micromécaniques sacro-iliaques étaient fréquents, puis j'ai pensé qu'ils
étaient rares. Je me demande maintenant s'ils existent vraiment".
Il est donc
intéressant de revoir les arguments sémiologiques sur lesquels s'appuient
les avocats de ces "blocages sacro-iliaques".
I) Sémiologie proposée par les tenants de "blocages"
sacro-iliaques
Certains
auteurs et la plupart des écoles de médecine manuelle estiment possibles et
même fréquents les blocages sacro-iliaques. Le diagnostic est fondé sur un
certain nombre de signes qui varient sensiblement selon les écoles et les
auteurs. On peut néanmoins décrire trois types de signes :
Seul le
premier cas est justiciable d'un traitement manipulatif.
1) Les modifications des repères
osseux
Il s'agit d'apprécier la symétrie de position, au repos et en mouvement de
différentes saillies osseuses. Certaines ne considèrent que les épines
iliaques postérieures et supérieures, tandis que d'autres prennent aussi
comme points de référence : l'apex sacré, le tubercule de S2 et les ischions
(Fig. 1).
Fig. 1 :
Les points repères. A : 2ème tubercule sacré, B : 5ème
tubercule sacré (le plus haut), C : Ischion, D : Epine iliaque postérieure
et supérieure
L'examinateur procède d'abord à un examen statique. Il apprécie
l'intervalle entre les épineuses sacrées et l'ilion au niveau du pôle
supérieur. Celui-ci serait augmenté par rapport à l'autre côté dans un
blocage en nutation ; il serait diminué dans un blocage contre-nutation.
L'épine iliaque postérieure et supérieure est plus basse du côté bloqué (signe
repris par Mennell et Piédallu) dans un blocage en nutation, elle est plus
haute dans un blocage en contre-nutation. Il existerait un apparent
raccourcissement de la jambe (fausse jambe courte) à l'examen en décubitus
dorsal, en cas de blocage en nutation de la sacro-iliaque du même côté.
Puis il fait
un examen dynamique : il s'agit d'apprécier les variations des points
repères osseux, lorsque le sujet assis ou debout fléchit le tronc en avant
ou lorsque étant en appui sur un pied, il lève le genou à 90°.
Le test de
"l'ascension de l'épine" (P. Piédallu) en est le meilleur exemple. Le
patient est assis sur un plan dur. L'opérateur place ses pouces appliqués
symétriquement horizontaux ou verticaux au contact des épines iliaques
postérieures et supérieurs (fig. 2).
Fig.
2 : Le signe de P. Piédallu
Dans un
blocage en nutation, l'épine iliaque postérieure et supérieure est plus
basse du côté bloqué sur le patient assis sur un plan dur. Si on demande au
patient de fléchir le tronc vers l'avant, l'épine iliaque postérieure et
supérieure du côté bloqué montre, suivant la flexion, alors que celle du
côté normal, plus haute au départ, se trouve être la plus basse à la fin de
la flexion. Ceci s'expliquerait par le blocage qui maintient le sacrum
solidaire de l'iliaque du côté bloqué, alors qu'il existe un certain jeu du
côté libre.
Autres tests : ostéopathes et chiropractors ont décrit aussi
d'autres tests en utilisant les autres repères osseux. Le plus répandu est
le suivant. Le patient debout de dos s'appuie en avant contre un mur, les
bras tendus. L'examinateur a un pouce sur chacune des deux épines iliaques
postérieures et supérieures (EIPS). Le sujet lève le genou droit (pour
explorer la sacro-iliaque droite) aussi haut que possible (certains auteurs
trouvent que 90° est l'idéal). Normalement, l'EIPS du côté de gnou levé
baisse plus que l'autre. S'il y a blocage elle ne baisse pas.
2) Les modifications des tissus mous
a) Pour l'école
ostéopathique, on pourra noter :
1) Dans
un blocage en nutation ("sacrum antérieur)
Pour l'école
allemande, il existe aussi un "Syndrome d'hypermobilité" de la sacro-iliaque
dû à une insuffisance des ligaments, d'origine constitutionnelle, hormonale
(grossesse) traumatique ou micro traumatique. Celle-ci est "difficile à
diagnostiquer" (Neumann). Le diagnostic est basé sur la douleur à la
palpation de l'insertion des ligaments. Le traitement consiste en port de
ceinture, en injections sclérosantes selon la technique de Hackett et de
Barbor, et en renforcement des muscles...
II) Remarques sur ces signes
Rappelons
qu'il existe, en médecine traditionnelle, des manœuvres (écartement,
rapprochement des ailes iliaques, signe de Gaenslen, signe du trépied,
flexion-adduction de hanche) qui ont pour but de réveiller une douleur dans
le cas d'une atteinte inflammatoire de l'articulation. On sait le manque de
fidélité de ces signes, même dans le cas d'une atteinte patente. Ces signes
sont, bien entendu négatifs, dans le cas d'une atteinte micromécanique. La
sacro-iliaque est pratiquement la seule articulation qui n'est pas mue
directement par les muscles. Elle semble jouer essentiellement un rôle
d'amortisseur entre le rachis et les membres inférieurs. On sait qu'elle
bouge mais qu'elle a une très faible mobilité. Selon Mac Nab, celle-ci
serait pratiquement nulle chez les plus de 45 ans.
Plusieurs
questions se posent : Cette articulation peut-elle se bloquer ? Ce blocage
peut-il être générateur de douleurs locales ou irradiées ? Peut-il être
diagnostiqué cliniquement ? A toutes ces questions, il n'a pas été apporté
de vraies réponses. On ne trouve nulle part une description claire d'un
tableau douloureux qui serait particulier au blocage sacro-iliaque. Il
s'agirait de douleurs de la région sacrée, irradiant éventuellement la
cuisse, parfois à allure sciatique, qui ne se différencient guère des
douleurs habituelles d'origine lombo-sacrée.
Ce n'est pas
le cas d'une douleur sciatique qu'une distinction pourrait être faite : dans
une sciatique par blocage sacro-iliaque, la dorsiflexion du pied n'aggrave
pas la douleur quand on recherche le signe de Lasègue, à l'inverse de ce qui
se passe dans une sciatique radiculaire commune (Mennell)...
1) Critiques de la
sémiologie
Les divers
signes proposés pour reconnaître ces blocages sacro-iliaques son bien
subtils. Piedallu et Neumann le font eux-mêmes remarquer. Ces signes
correspondent certainement, quand ils sont nets, à une perturbation. Mais
celle-ci provient-elle de l'articulation sacro-iliaque ?
a) Les
repères osseux
Les repères
proposés sont des reliefs osseux arrondis irréguliers palpés en mouvement au
travers des plans cutanés et sous-cutanés dont il est bien difficile
d'apprécier la situation avec précision.
Le test de
Piedallu est sans doute le plus net de tous. Mais l'ascension de l'épine
est-elle liée à la perte de jeu de l'articulation, comme il le pense ? Il
faudrait pour cela que le jeu de la sacro-iliaque soit assez important et
bien libre à l'état normal. Si ce jeu était si libre, on devrait faire très
facilement jouer l'iliaque sur le sacrum par des mouvements externes, ce qui
n'est apparemment pas le cas. Mes propres observations sur le bassin de
cadavres frais m'ont montré qu'il faut des bras de leviers très puissants
pour obtenir un mini-mouvement tout juste visible à la surface de
l'articulation. En fait, le signe de Piedallu paraît être plus le témoignage
d'une ébauche d'attitude antalgique que d'une perte de jeu de l'articulation
sacro-iliaque. Cela n'enlève rien de son intérêt en pratique, puisqu'il
conduit habituellement à une manœuvre de manipulation lombo-sacrée qui
correspond à celle qu'impose "La Règle de la non-douleur et du mouvement
contraire".
b)
Modification des tissus mous
Les tissus
cutanés et sous-cutanés de la région fessière supérieure et rétro-sacrée
(dont la région sacro-iliaque) reçoivent leur innervation des branches
postérieures des nerfs rachidiens de la jonction dorso-lombaire.
Nous avons
attiré l'attention sur le fait qu'un certain nombre de lombalgies basses se
présentant souvent avec une topographie qui recouvre la région sacro-iliaque,
trouve leur origine au niveau de la charnière dorsolombaire. Les plans
cutanés concernés sont alors douloureux et épaissis à la manœuvre du
pincé-roulé. Nombre de lombalgies attribuées à un blocage sacro-iliaque ou à
une douleur du ligament iliolombaire, sont en fait des "lombalgies basses
d'origine haute" (D12-L1) (R. Maigne) avec leur "Point douloureux de crête"
et leur cellulalgie fessière.
Par ailleurs,
les plans musculaires et les ligaments de la région rétrosacrée reçoivent
leur innervation des branches postérieures de L4, L5, S1 (qui n'ont pas de
rameaux cutanés). La branche postérieure de SI contribue à l'innervation de
l'articulation sacro-iliaque.
La "tension"
des muscles fessiers est une constante dans les problèmes lombo-sacrés,
discaux ou articulaires, de même que sont fréquentes les sensations de
tension et les cordons myalgiques des ischiojambiers et des muscles du
mollet. Il s'agit de manifestations réflexes appartenant au "Syndrome
cellulepériosto-myalgique segmentaire" (R. Maigne).
C'est dire
que dans la plupart des cas où la responsabilité de l'articulation
sacro-iliaque pourrait être envisagée. L'examen clinique de la colonne,
fondé sur la recherche dune douleur segmentaire, montre la probabilité de
l'origine lombo-sacrée ou dorso-lombaire du problème.
c) Tests
de mobilité
Ce sont
évidemment ceux qui prêtent le plus à critique car le mouvement dans cette
articulation profonde maintenue par des ligaments très puissants, serait
sans doute déjà difficile à apprécier par la palpation, si on pouvait la
palper directement au travers des plans cutanés et sous-cutanés. Mais sa
situation fait qu'elle ne peut l'être ainsi. Ce sont donc des sensations
"indirectes" que percevrait l'opérateur. Elles ne peuvent être, si elles
existent, que bien subtiles...
J'ai
personnellement pratiqué la palpation directe de l'articulation sur un
cadavre frais, ma main simplement protégée par un gant de chirurgien. Les
ailes iliaques étaient tenues par un étau. Une barre était passée dans le
trou sacré. L'action sur celle-ci fournissait un important bras de levier
qui faisait mouvoir le sacrum. Ce mouvement était très minime. Il était à
peine appréciable par la palpation directe, doigts sur l'interligne. Il se
traduisait à la vue par un infime déplacement, et surtout par quelques
gouttes de sérosité qui sourdaient de l'interligne... Cela rend très
sceptique sur la possibilité d'apprécier cliniquement cette mobilité.
2) Sacro-iliaque et
Médecine Manuelle
Alors
pourquoi cet intérêt pour les "sacro-iliaques" en Médecine Manuelle ?
a) D'abord
parce que les manipulations basées à tort ou à raison sur la sémiologie
attribuée aux sacro-iliaques soulagent parfois très bien certaines
lombalgies. Mais les techniques dites sacro-iliaques sont pratiquement les
mêmes que les techniques dites lombo-sacrées, et de toutes manières toutes
les techniques dites sacro-iliaques agissent sur le rachis lombo-sacré.
De plus ces
techniques, ou tout au moins celles qui sont destinées à traiter un "sacrum
antérieur" (en fait des manoeuvres lombo-sacrées en lordose) agissent très
activement sur la jonction dorso-lombaire, comme je l'avais fait remarquer
depuis que j'ai écrit les "lombalgies basses d'origine D12 ou L1" et comme
vient de le montrer J.Y. Maigne sur le cadavre. Ainsi en pratiquant cette
manipulation dite sacro-iliaque, l'opérateur va à son insu, soulager des
lombalgies ou des douleurs inguino-pubiennes dû à un syndrome de la jonction
dorso-lombaire.
b) L'intérêt
porté à ces "blocages sacro-iliaques" est dans le droit fil de la
philosophie la plus couramment acceptée en médecine manuelle et qui découle
directement de l'ostéopathie : la manipulation doit ses résultats - et sa
justification - au fait qu'elle "restaure" une mobilité normale dans des
articulations ou des systèmes articulaires qui l'ont perdu à la suite
d'efforts, de faux mouvements ou de troubles statiques.
La "lésion
ostéopathique vertébrale" est ainsi définie comme une dysfonction,
essentiellement caractérisée par une perte du jeu intervertébral normal. Il
est donc logique, en ostéopathie, d'appliquer la même notion aux
articulations sacro-iliaques et plus récemment pour certains, aux os du
crâne.
Les
critiques que j'ai déjà apportées à cette conception sont connues :
a) Il existe
des tas d'exemples de pertes de mobilité évidentes vertébrale ou des
articulations des membres qui ne s'accompagnent d'aucune conséquence
douloureuse.
b) Pour
qu'une dysfonction segmentaire vertébrale soit responsable de douleurs, il
faut que le segment soit douloureux lui-même lorsqu'on le sollicite à fond
par des manœuvres spécifiques ("l'examen segmentaire"). En dehors de cet
examen, il peut paraître indolore au patient. C'est pourquoi j'ai proposé la
notion de "Dérangement Intervertébral Mineur" pour désigner les dysfonctions
douloureuses bénignes du segment vertébral sur lequel agit la manipulation.
c) Enfin, il
n'est pas douteux que cette pathologie sacro-iliaque confère au manipulateur
le sentiment de posséder un "plus" par rapport aux confrères non
manipulateurs ignorant les subtilités de ce diagnostic. La palpation de la
mobilité sacro-iliaque et de ses perturbations apparaît d'ailleurs à
beaucoup d'apprentis manipulateurs, comme une espèce de test qui le fait
passer dans le clan des initiés. Aucun argument logique n'aura plus de prise
sur sa conviction, d'autant qu'il lui arrivera souvent de soulager avec des
"techniques sacro-iliaques" des patients chez qui il aura donc "à juste
titre" posé ce diagnostic.
Tout cela
explique sans doute, cette véritable passion qui existe autour de la
sacro-iliaque ? Depuis les quelques décennies que je fréquente les
différents milieux de la médecine manuelle, elle m'étonne et m'amuse. Il est
courant de voir deux passionnés de "sacro-iliaques" faire à l'insu l'un de
l'autre, des diagnostics palpatoires différents, voire opposés... pour en
arriver à pratiquer, dans un ordre différent, des manœuvres identiques. En
effet, un "blocage sacro-iliaque" en "sacrum antérieur droit' va amener à
positionner le patient sur le côté gauche, mais "nécessitera", si le
résultat n'est pas satisfaisant, une autre manœuvre, destinée à corriger le
"blocage compensatoire" d'une "L5 postérieure droite". Pour cela, le patient
sera couché sur le côté droit... Ainsi l'opérateur aura avec l'excuse d'un
diagnostic précis, pratiqué une manipulation en rotation droite, puis une
autre en rotation gauche
Conclusion
Il est
possible et même vraisemblable qu'il existe une pathologie sacro-iliaque
microtraumatique (chute sur les ischions, post-partum), mais elle est loin
d'avoir la fréquence que certains voudraient lui donner et elle est en quête
d'une sémiologie spécifique. Un début de démonstration serait la disparition
régulière de la douleur et des signes attribués à la sacro-iliaque par une
infiltration anesthésique intra-articulaire ; mais ce test comporte peu de
réussite, (voir article de J.Y. Maigne et Coll. dans ce numéro).
L'analyse
critique des signes présentés par les sujets ainsi soulagés devrait conduire
à la description d'un tableau clinique qui permettrait d'individualiser
cliniquement cette atteinte.
Mais sur le
plan pratique, cela ne changera pas grand-chose en matière de traitement
manipulatif puisque les techniques dites sacro-iliaques sont pratiquement
les mêmes que les techniques lombo-sacrées, et il est habituel pour un
opérateur entraîné de varier les angles et les points d'appui de ses
manœuvres, quand il n'obtient pas de résultat désiré.