Peut on modéliser le mal de dos ?
Jean-Yves Maigne
Service de Médecine Physique, Hôtel-Dieu de Paris
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Le
mal de dos représente en France plus de 50% de l’activité des rhumatologues,
et une part encore plus importante chez les médecins de médecine physique et
de médecine manuelle-ostéopathie. Chez les généralistes, le chiffre de 5% de
leur activité est admis. Une telle quantité de patients oblige, parfois sans
même en prendre conscience, à appliquer un schéma de raisonnement qui se
répète d’un cas à l’autre. Ce schéma se fonde sur une modélisation qui
reflète notre conception de la maladie. Mais peut-on vraiment modéliser le
mal de dos ? Le récent livre de Gordon Waddell, « The Back Pain Revolution »
(Churchill Linvingstone. Edimburgh, 2000), nous en apprend beaucoup
sur ce sujet.
Gordon
Waddell est un chirurgien orthopédiste écossais, connu pour ses travaux sur
le rachis. Plus précisément, il s’est penché, parmi les premiers, sur des
notions comme l’incapacité physique, les conséquences de la douleur
vertébrale sur le comportement, la détresse psychologique, les croyances (en
général négatives) des patients face à la douleur vertébrale et leur
évaluation. Il décrivit, il y a vingt ans des signes cliniques dits de "non-organicité".
Il est aussi, entre autre, professeur associé à la British School of
Osteopathy. Son livre définit et critique ce qu’il appelle le modèle
cartésien, première étape de la modélisation de la pathologie vertébrale,
puis développe un modèle plus complet, dit bio-psycho-social. Que signifient
ces mots ?
Description
La
façon la plus simple de considérer la douleur est celle que Descartes
décrivit : un signal d’alarme témoignant d’une lésion ou d’une menace de
lésion tissulaire. Il s’agit donc d’une vision mécanique de la question, à
laquelle Waddell donne le nom de modèle cartésien. Face à un patient qui
souffre, il faut trouver l’origine anatomique de la douleur, au besoin en
recommençant les examens d'imagerie, et en traiter la cause pour qu’elle
disparaisse. Si la douleur, de par son intensité ou sa durée, a eu des
conséquences sur la fonction (incapacité, handicap…) ou sur l’humeur (dépression
par exemple), le traitement de la lésion causale sera automatiquement
suffisant à restaurer une fonction ou une humeur normale. Dans le modèle
cartésien, seule compte la lésion tissulaire, qu’il faut diagnostiquer et
traiter. Le reste viendra avec (encadré I).
Le modèle cartésien :
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La douleur signale une lésion tissulaire
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Il faut rechercher cette lésion
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La lésion peut être « réparée »
-
Le patient est dépossédé de sa responsabilité et de la maîtrise
de son affection. Il attend tout du médecin
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Critique du modèle cartésien
Waddell sait
que ce modèle est encore très utilisé par les cliniciens, mais il le
critique sévèrement. Tout d’abord, dit-il, il est pratiquement impossible de
découvrir la lésion causale, sauf dans moins de 10% des cas (essentiellement
les sciatiques discales). Aucune des sources classiques de douleur (disques,
articulaires postérieures, etc.) n’a vraiment fait la preuve de sa
responsabilité. Les études qui leur sont consacrées ne sont pas
convaincantes. Aucun test clinique, aucun examen d’imagerie n’est
contributif. D’autre part, c’est une constatation commune que des patients
différents, mais porteurs de la même lésion, vont ressentir des douleurs de
type et d’intensité très variables. Certains n'en souffriront pas, car
nombre de lésions vertébrales sont parfaitement tolérées. On ne peut donc
mesurer la douleur indépendamment du patient qui la ressent. Si aucune
lésion n'est trouvée, ceci risque d'augmenter l'anxiété du patient vis à vis
de sa douleur. Surtout, lorsqu’elle est chronique, elle semble devenir
indépendante de toute lésion tissulaire, et se développe selon son propre
génie pour devenir une « douleur-maladie ». Waddell conclut que le modèle
cartésien est inopérant. Plus que ça, il est nuisible, conduisant à des
dépenses exagérées en consultations, imagerie, traitements et interventions
chirurgicales inutiles. Enfin (et surtout), il n’empêche pas le passage à la
chronicité, qui fait toute la gravité de la pathologie vertébrale.
Waddell
propose donc un autre modèle, plus complexe, mais rendant mieux compte des
mécanismes (ou de certains mécanismes) de passage à la chronicité, le modèle
bio-psychosocial.
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Le
modèle bio-psycho-social
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C’est en
partant de la neurophysiologie de la douleur que Waddell construit son
propre modèle qu’il nomme bio-psychosocial.
Origine de la douleur vertébrale
A l’origine
est la douleur vertébrale, qui provient vraisemblablement plus d’un
dysfonctionnement des tissus mous (muscles, aponévroses…) que d’une lésion
discale ou articulaire postérieure (c'est l'opinion de Waddell). C’est le «
bio » du modèle. Influencé par les théories ostéopathiques, Waddell dénie
tout rôle sérieux au segment mobile. Ce dysfonctionnement sans lésion
anatomique est responsable de la douleur aiguë.
Il peut se
corriger spontanément ou évoluer vers une douleur chronique. Plus
précisément, le dysfonctionnement guérit toujours. S’il y a chronicité,
c’est un peu à cause de la douleur elle-même, et beaucoup à cause de
facteurs psychologiques et sociaux qui interviennent, d’où le nom de modèle
bio-psychosocial.
Douleur et chronicité
La douleur
n’est pas qu’un simple influx nerveux. A la longue, elle modifie le
fonctionnement des voies sensitives du système nerveux central, dotées d’une
certaine plasticité. Par exemple, au sein de la corne postérieure de la
moelle, les synapses connectant les inter-neurones se multiplient et
prolifèrent. La conséquence en est l’apparition d’une hyper-sensibilité
périphérique (ou tout au moins d’une sensibilisation). Tout devient douleur,
même des stimuli inoffensifs. Plus haut, au niveau de l’encéphale, influx
nociceptifs, réponses motrices et émotions sont intimement liés. Ces
mécanismes apportent une première contribution à la chronicité.
Influences psychologiques et sociales et chronicité
La structure
mentale de l’individu et certains facteurs sociaux interviennent aussi dans
le passage à la chronicité. Ces derniers ont été bien étudiés et l’on
connaît leur rôle, moins dans la survenue d’un premier épisode que dans sa
chronicisation. Ces facteurs vont du bénéfice secondaire que peut attendre
le patient de la part des organismes payeurs (mais Waddell note avec humour
que les médecins tirent plus de bénéfices secondaires du mal de dos que les
patients…) à des facteurs plus personnels : type de travail (monotone, sans
réelle responsabilité, absence de vie d’équipe…), vie familiale et
personnelle pauvre, soutien des proches qui peut parfois renforcer le
patient dans sa conviction de grand douloureux.
L’intervention de ces facteurs se traduit souvent par l’apparition de
comportements anormaux que Waddell groupe sous le terme de illness
behavior. Ils sont utilisés, le plus souvent inconsciemment, par les
patients pour suggérer qu’ils souffrent et convaincre leur médecin de la
réalité de leur souffrance : complaintes incessantes, mimiques exprimant la
douleur, frottements de la zone sensible, utilisation d’aides visibles
telles que corset et cannes… A un degré de plus apparaît la détresse
psychologique, définie comme une réaction excessive ou anormale de stress.
Les patients peuvent ressentir une fatigue générale, un syndrome dépressif,
un repliement sur soi, une perte d’intérêt, des douleurs diffuses… De plus,
il ne faut pas négliger le rôle nocif de ce que Waddell nomme les fausses
certitudes des patients (encadré II). Ces fausses certitudes peuvent
d’ailleurs être renforcées par le discours du médecin, s’il maîtrise mal ce
qu’il dit. Certains compte-rendus radiologiques, en insistant sur les mots
arthrose ou dégénérescence, sont particulièrement nocifs à cet égard. De
même l’attitude qui consiste à dire à son patient que sa douleur témoigne
d’une lésion sévère de sa colonne et qu’il faut arrêter toute activité
jusqu’à ce que les choses aillent mieux.
Quelques fausses certitudes des patients sur leur douleur (d’après
Waddell)
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Il n'y a pas de vrai traitement pour le mal de dos
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Le mal de dos finit par vous empêcher travailler
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Avoir mal de dos signifie souffrir par périodes pour le reste de
sa vie
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Les médecins ne peuvent pas grand-chose pour le mal de dos
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On peut finir ses jours sur une chaise roulante quand on a mal
au dos
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Le mal de dos signifie de longues périodes d'arrêt de travail
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Le repos constitue le meilleur traitement du mal de dos
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Les douleurs de dos s'aggravent progressivement avec l'âge
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C’est ainsi
que le lombalgique chronique peut se présenter comme un grand handicapé dans
un état de souffrance extrême. Enfin, l’atteinte physique (impairement)
liée à la douleur, et difficile à quantifier, peut mener à une incapacité
professionnelle (disability) variable, dont le coût social est
énorme.
Waddell
observe qu’à l’inverse, certains patients développent une stratégie de prise
en charge de leur douleur qui les met à l’abri d’une telle évolution. Ce
comportement positif, le fait d’assumer et de vivre avec son mal le mieux
possible, doit être encouragé et développé chez tous les patients. Là
réside, pour Waddell, la vraie prévention de la chronicité.
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Conséquences du modèle bio-psycho-social
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Puisque,
selon ce modèle, toute douleur vertébrale peut mener, à son stade ultime, à
l’incapacité professionnelle, il importe de tout mettre en œuvre pour éviter
cette issue en organisant une prévention. Le rôle du médecin est clairement
défini. Il doit d’abord effectuer une opération de triage, terme emprunté
aux militaires, en séparant les douloureux du dos en trois groupes : ceux
qui ont simplement mal au dos, ceux qui ont une douleur radiculaire et ceux
qui ont des signes d’alerte. Waddell se concentre sur le premier groupe, au
sein duquel il faut dépister les personnes à risque de chronicité et
développer une prise en charge psychologique.
Ceux qui ne
sont pas à risque doivent être pris en main par le médecin généraliste, le
kinésithérapeute, l’ostéopathe ou le chiropracteur. Du chaud, du froid,
quelques médicaments seront suffisants, puisqu’il n’y a pas de lésion, mais
seulement un« dysfonctionnement ». Il faut même les encourager à ne pas voir
de médecin, puisque son intervention est inutile et dispendieuse. Pas de
radiographies non plus, chères et sans intérêt. Tout au plus peut-on leur
conseiller des antalgiques, des AINS et des manipulations, traitements qui
marchent « un peu » et, semble t’il pour Waddell, de façon indifférenciée.
En revanche, les infiltrations, les ceintures et les corsets ne servent à
rien. La grande majorité des patients va guérir ainsi.
Mais
l’intérêt majeur du modèle bio-psychosocial réside dans le dépistage des
patients à risque de chronicité.
Dépistage des patients à risque
Le
principal signe de risque d’évolution chronique est la persistance de la
douleur au bout de 4 à 6 semaines, surtout en cas d’arrêt de travail
concomitant. Des facteurs psychologiques peuvent aussi être identifiés :
crainte d’être sévèrement atteint, réduction de l’activité par crainte
d’avoir mal, tendance à « broyer du noir » et à se retirer de toute vie
sociale, espoir mis dans les traitements passifs plutôt qu’en ceux
requerrant une participation active du patient. Ces symptômes sont baptisés
yellow flags (drapeaux jaunes) par analogie aux red flags,
ou signes d’alerte (encadré III). Ils peuvent être évalués par des
questionnaires ad hoc ou au cours d’une consultation approfondie. Cependant,
nos connaissances, reconnaît Waddell, sont encore modestes dans le domaine
du dépistage précoce de la personnalité à risque de chronicité.
Quelques facteurs de risque psycho-social (drapeaux jaunes)
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Fausses certitudes du patient : le mal de dos est un terrible
handicap
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Comportement d’évitement et de réduction d’activité
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Tendance au repli sur soi et à l’isolement. Comportement
sur-protecteur du partenaire
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Travail manuel jugé dangereux en soi
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Attente passive. Absence de participation active
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Prise
en charge des patients à risque
La
prise en charge des patients à risque s’oriente selon deux axes bien validés
actuellement : faire passer un message « positif » et obtenir du patient
qu’il bouge et se muscle. Il s’agit essentiellement d’expliquer à ces
patients la certitude que tout doit rentrer dans l’ordre, qu’il est normal
qu’un peu de douleur persiste (ne leur dites pas : « quelle est l’intensité
de votre douleur ? », mais « qu’avez vous pu faire de plus cette semaine ?
»), que la prolongation de l’arrêt de travail ne peut que rendre plus
difficile la reprise de l’activité, etc. La façon de questionner le patient
influe sur son comportement vis à vis de la douleur (encadré IV). C’est
aussi à ce stade que des exercices physiques peuvent être recommandés (marche,
vélo, natation, musculation dorsale), au moins 30 minutes chaque fois. Bien
entendu, même si l’efficacité de ces mesures est faible, elle est réelle et
peut être mise en œuvre par le médecin de famille.
Quelques questions qui renversent les rôles. C’est le médecin qui
attend tout du patient et non l’inverse
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A votre avis, pourquoi souffrez-vous ?
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A votre avis, qu’est-ce qui peut vous aider ?
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Que faites-vous pour que votre douleur vous gène le moins
possible ?
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Quand pensez-vous pouvoir reprendre le travail ?
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Faiblesses du modèle bio-psycho-social
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Si le modèle
cartésien est unipolaire (une lésion tissulaire à l’origine de tout), le
modèle bio-psychosocial peut être défini comme un modèle bipolaire avec d’un
côté la douleur aiguë, de l’autre la douleur chronique, les facteurs
psychologiques étant dominants pour le passage de l’une à l’autre.
C'est à notre
avis la principale faiblesse de ce modèle de faire de ces facteurs les seuls
responsables du passage à la chronicité et de n’envisager la chronicité que
sous l'angle des lombalgies graves, qui ne représentent en réalité qu'une
faible proportion de patients, peut-être 10%. Plus accessoirement, les
conceptions de Waddell sur la douleur aiguë sont critiquables.
La
douleur aiguë selon Waddell
On ne peut
pas, comme le fait Waddell, rejeter tout rôle du segment mobile dans la
douleur vertébrale et ne consacrer au disque qu’une demi-page sur les 420 de
l’ouvrage ! Il existe pourtant suffisamment d’arguments pour penser que le
disque intervertébral (en particulier lombaire) est bien la source première
d'une majorité de lombalgies. La même remarque s’applique aux articulaires
postérieures (à propos des quelles il s’appuie sur une enquête vieille de
vingt ans pour les disqualifier), dont le rôle n’est pas négligeable. En
regard, les arguments en faveur d’un« dysfonctionnement » des tissus mous,
de points-gâchettes musculaires (tels que décrits par Travell et Simons)
qu’il donne sont peu probants. Les signes cliniques d’examens sont frustes (mauvaise
position d’examen, vagues pressions un peu n’importe où…) et contrastent
avec d’autres signes qu’il emprunte au vocabulaire ostéopathique
traditionnel (recherche de « trophoedème », « d’adhérences myo-fasciales »,
de « restrictions de mouvement », de « fibrosite »…) et qui sont encore
moins établis que la pathologie discale. Il peut conclure que « la recherche
traditionnelle de sites anatomiques à l’origine de la douleur lombaire
commune est inappropriée. C’est pour cela qu’elle a échoué », cette opinion
n’engage que lui.
Le
passage à la chronicité
Les facteurs
psychologiques et sociaux jouent à l’évidence un rôle important dans le
passage à la chronicité et tout particulièrement quand il s’agit d’une
lombalgie chronique grave (terme que nous avons proposé et qui semble plus
parlant que "lombalgie chronique", terme trop général englobant aussi bien
des formes faciles à guérir que des formes plus sévères). Mais si cette
forme de lombalgie est coûteuse en terme de dépenses sociales, elle n’est
pas très fréquente du point de vue quantitatif : tout au plus 5 à 10% des
lombalgies. De plus, il n’est pas démontré que la prise en charge
psychologique des patients à risque telle que la décrit Waddell puisse
éviter une évolution vers une forme chronique grave. Enfin, notre opinion
est qu’il existe d’autres facteurs de chronicité, tels que l’inflammation,
qu’il ne faut pas négliger, car elle est parfaitement curable.
L’inflammation, un des facteurs de chronicité
C’est une
idée fausse que de penser que les douleurs vertébrales communes sont
toujours mécaniques. L'observation de nos patients nous enseigne les faits
suivants. L’efficacité des AINS, des infiltrations ou parfois de la
corticothérapie per os prouve que beaucoup de douleurs sont entretenues par
des phénomènes inflammatoires, lesquels sont une des causes de passage à la
chronicité. Les phénomènes mécaniques (probablement discaux pour une
majorité) responsables des douleurs aiguës ont une tendance naturelle à
cicatriser, entraînant une guérison clinique. Au contraire, l’inflammation,
phénomène chimique, n’a aucune tendance spontanée à la régression. Les AINS
eux-mêmes sont parfois insuffisamment puissants pour en venir à bout et le
tableau clinique du patient « un peu soulagé par la prise d’AINS, mais qui
voit sa douleur reprendre dès leur arrêt » n’est pas rare. Nous avons montré
qu'une courte corticothérapie per os pouvait soulager des patients
sélectionnés sur de simples signes et symptômes cliniques. La même remarque
peut être faite pour les infiltrations (épidurales, foraminales,
sacro-iliaques ou articulaires postérieures selon les cas) par exemple. On
peut estimer que l’inflammation est d’autant plus chronique qu’elle est
entretenue par une lésion anatomique sévère du segment mobile, ou qu’elle
est située dans une zone peu vascularisée (donc peu accessible aux
médicaments) ou qu’elle est intense.
En pratique,
il est essentiel de rechercher des signes cliniques d’inflammation devant
toute douleur chronique (douleurs nocturnes, raideur et douleurs au réveil
qui s’améliorent dans la journée, réveil matinal désigné comme réponse à la
question "Quel est pour vous le pire moment de la journée ?", sensibilité
aux AINS, apparition spontanée de la douleur, en dehors de toute cause
traumatique…) et de proposer un traitement adapté avant d’incriminer des
facteurs psychologiques.
Autres causes de chronicité
L’inflammation n’est pas la seule cause organique de chronicité. Certaines
lésions organiques du segment mobile semblent dépourvues de tout potentiel
de cicatrisation du moins à moyen terme, tout en étant insensibles aux
traitements anti-inflammatoires. C’est le cas de certaines discopathies
sévères, d’instabilités segmentaires, de spondylolisthésis, de sténose
serrée… La présence d'une lésion anatomique sévère est aussi un facteur de
chronicité.
Il existe
aussi des états d’hypersensibilité à la douleur comme la fibromyalgie ou la
dépression masquée, qui sont fréquents dans une consultation de pathologie
vertébrale, et qui réagissent bien aux tricycliques, alors que le message «
psychosocial » est particulièrement mal reçu par ces patients.
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Notre modèle : les trois cercles de la douleur
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Le
modèle de Waddell, bien que mettant l’accent sur un problème majeur de
pathologie vertébrale (celui des 10% de patients qui concentrent 75% des
dépenses, chiffres schématiques), ne peut pas être transposé dans une
consultation courante. La recherche d’une cause organique, vertébrale, est
indispensable au moins chez certains patients.
A partir de
ces remarques, il est possible de proposer un modèle plus représentatif de
la réalité clinique. Notre modèle s’organise en trois cercles et est donc
tripolaire. D'une façon générale, il répond à la question "Que faire lors de
la première consultation d'un lombalgique ?" Il est classique de dire que
cette première consultation doit être consacrée à la recherche de signes
d'alerte (red flags). Or, ces signes existent chez moins d'un pour
cent des patients (et probablement moins encore en cas de douleur chronique).
Cette ercherche est indispensable, mais elle laisse 99% des patients sans
solution. Waddell ajoute les "drapeaux jaunes" (yellow flags),
facteurs de risque psycho-social. Faisons l'hypothèse qu'ils sont présents
de façon significative chez 10 à 20% des patients. Il en reste 80% sans
solution. Notre modèle permet au praticien de classer son patient dans l'un
des trois groupes que nous proposons et de déterminer quel type de
traitement lui proposer. Il n’empêche pas le recours aux recommandations de
Waddell. Son intérêt en pratique quotidienne est majeur.
Notons bien
que nous parlons de douleurs de dos et non de douleurs vertébrales. Seules
certaines douleurs de dos sont d'origine vertébrale (les deux termes ont
souvent tendance à être confondus, à tort).
Le
premier cercle des douleurs de dos : celles qui viennent de la colonne
vertébrale
C’est une
banalité de dire qu’une majeure partie des douleurs de dos, qu’elles soient
aiguës ou chroniques, provient de la colonne vertébrale, et plus
précisemment d’un des constituants du segment mobile ; disques ou
articulaires postérieures. Cette proposition sous-entend que certaines
douleurs de dos ne viennent pas du segment mobile. Le point essentiel est
qu'une "logique d’organe" caractérise ces douleurs :
Les causes les
plus fréquentes figurent dans l’encadré V. Cependant, de nombreux cas de
douleur vertébrale ne peuvent être classés dans l’une de ces catégorie,
malgré son apparence strictement organique. Inversement, certaines entités
comme la « rupture discale interne » ou la « discarthrose douloureuse » que
l'on trouve dans la littérature sont mal définies et ne figurent pas ici.
Causes les plus fréquentes des douleurs de dos à composante
vertébrale, radiculalgies exclues
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Entorse discale
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Inflammation intra-discale
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Insuffisance discale
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Discopathie destructrice rapide
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Instabilité
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Syndrome articulaire postérieur
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Syndrome thoraco-lombaire
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Spondylolisthésis par lyse isthmique
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Syndrome sacro-iliaque
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Le
deuxième cercle de la douleur vertébrale : dysfonctionnement des voies de la
douleur
Un nombre non
négligeable des patients souffrant de douleurs du dos ne répond pas à cette
« logique d’organe », en particulier sur deux points majeurs : la
topographie diffuse de la douleur et sa permanence, se traduisant par le
fait que rien ne les soulage. Il a été montré que ces deux points évoquaient
une "non organicité" et que cette composante était dominante dans la douleur.
D’autres éléments doivent aussi attirer l’attention, tels l’absence de
réponse aux traitements habituels (manipulations, AINS, rééducation …) et
l’impossibilité de trouver une anomalie vertébrale qui rende compte d’une
telle douleur. Enfin, les douleurs ont plutôt une topographie
cervico-dorsale que lombaire, le sommeil peut être perturbé et un état sub-dépressif
est fréquent. Il s’agit plus souvent de femmes, mais la survenue chez un
homme n'est pas rare.
La cause
générale de ce type de douleur est à rechercher dans un dysfonctionnement
des voies de la douleur, tel qu’on le trouve dans la fibromyalgie, les
dépressions masquées ou certains troubles d’allure névrotique (anxiété,
situation de stress). Les tricycliques sont souvent efficaces (surtout dans
le premier cas), ce qui constitue aussi un test diagnostic. Mais il faut
parfois recourir à de véritables traitements antidépresseurs, qui ne sont
pas toujours suffisants. Dans des cas plus léger, une information
rassurante, une prise en charge professionnelle est suffisante.
Le
troisième cercle de la douleur vertébrale : le cercle psycho-social
Un petit
nombre de douleurs de dos ne rentrent dans aucune des deux catégories citées.
Il s’agit de douleurs relativement localisées (en général lombaires ou
lombo-sciatiques, parfois cervicales), mais d’une chronicité désespérante.
Une composante médico-légale est fréquente : accident du travail ou non
reconnu comme tel malgré les protestations du patient, arrêt de travail
prolongé, "coup du lapin" et conflit avec la compagnie d'assurance ou
l'employeur, etc. La « logique d’organe » manque totalement. La douleur est
permanente, rien ne la calme sinon quelques jours au-delà desquels la
rechute est certaine. Aucune lésion vertébrale responsable ne peut être mise
en évidence malgré la multiplication des examens. Le contexte psychologique
et/ou social est évident : faible niveau d’instruction ou de qualification
professionnelle, mauvaise entente sur le lieu de travail voire conflit avec
l’employeur, traumatisme psychologique en cas d’accident de la voie publique,
absence de relations amicales, etc. Tous ces facteurs ont été analysés par
Waddell et nous n’y reviendrons pas.
La douleur,
ressentie comme une douleur de dos, ne vient dons pas de la colonne
vertébrale, mais le facteur psychologique semble largement dominant. En
l'état actuel de nos connaissance, nous ne savons pas d'où vient une telle
douleur. Nous ne pouvons que l'analyser en termes d'un trouble du
comportement.
Le traitement
en est difficile. Les antalgiques, le ré-entraînement à l’effort,
l’intervention sur le lieu de travail ont fait la preuve d’une relative
efficacité. En revanche, si un dépistage précoce de ces patients (lorsque la
douleur vient de se déclarer ou est encore récente) est peut-être
envisageable, rien ne prouve qu’une prévention de la chronicité sera
possible et efficace.
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Application des différents modèles aux manipulations vertébrales
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La pratique
des thérapeutiques manuelles permet d’illustrer l'intérêt des différents
modèles conceptuels que nous venons d’analyser.
Le
modèle cartésien
De façon
caricaturale, on peut admettre que pour le médecin qui applique le modèle
cartésien, la cause des maux de dos est univoque. Il va donc rechercher
systématiquement une lésion vertébrale et traiter ses patients en première
intention par des manipulations vertébrales, sans chercher à affiner son
diagnostic. Certains patients vont répondre positivement, d’autres non.
Après deux séances, voir plus, qui auront été des échecs, il décidera soit
de changer de traitement, soit d’adresser son patient à un confrère. Le même
raisonnement s’applique au médecin qui prescrit systématiquement des AINS et
qui séparera ainsi a posteriori les bonnes indications des mauvaises. Ce
système ne « marche » pas trop mal en pratique, mais il est peu satisfaisant
pour l’esprit, coûteux en temps perdu pour le patient et assez lourd car
tout échec a pour conséquence logique la pratique d'examens d'imagerie
(scanner, IRM), qui peuvent inquiéter le patient soit parce que l'on a
trouvé quelque chose (souvent une anomalie banale), soit parce que l'on a
rien trouvé.
Le
modèle bio-psychosocial
En se
référant au modèle de Waddell, le praticien progresse. En effet, la
séparation claire entre douleurs aiguës et douleurs chroniques est une aide
à l’indication des manipulations. La littérature nous indique, de façon
répétée, que les manipulations sont utiles en cas de douleur aiguë, alors
que leur efficacité est beaucoup moins probable dans les douleurs
chroniques. Mais l’insuffisance de ce modèle apparaît alors : toutes les
douleurs aiguës ne sont pas de bonnes indications aux manipulations et parmi
les douleurs chroniques, un certain nombre de patients peut en bénéficier.
De plus, nous avons signalé combien la chronicité vue par Waddell était
restreinte aux seules douleurs à composante psychosociale. Or, dans certains
cas, une imagerie IRM est nécessaire.
Notre
modèle des trois cercles
Le modèle des
trois cercles s’applique facilement à l’exercice clinique, car il correspond
d’assez près aux cas cliniques que nous voyons. Il oblige à une analyse du
problème, mais le classement dans l’une de ses trois catégories cliniques
s’avère relativement facile avec une bonne anamnèse et, au plus, une à deux
consultations. Il est clair que les douleurs du deuxième et du troisième
cercle (indépendament de leur caractère aigu ou chronique)
ne sont pas des indications aux examens d'imagerie ou aux manipulations.
C’est au sein du premier cercle qu’elles vont se trouver. Dès lors, en
écartant simplement des ses indications de manipulation les cas relevant de
ces deuxième et troisième cercles, le traitement manipulatif gagne déjà en
efficacité. En éliminant encore les douleurs liées à une inflammation (de
nature arthrosique), telles les lombalgies discales inflammatoires, les
syndromes des articulaires postérieures et les douleurs sacro-iliaques, le
pourcentage de succès augmente encore.
L’application
d’un modèle de ce type est donc un élément majeur de succès dans la mise en
route d’un traitement manipulatif et d'une façon plus générale, dans la
prise en charge des patients douloureux du dos.
Bibliographie